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  • Photo du rédacteurSakina Traoré

[Voient-ils ?]

Je suis en train de marcher vers la maison quand un grand bruit me fait lever les yeux au ciel. Un bruit que je reconnaitrais entre tous, tant il me plonge dans des réflexions profondes à chaque fois.


Au-dessus de moi, un gros oiseau d’aluminium blanc s’élance dans les airs. Majestueux comme à chaque décollage, il part à la conquête des étoiles et s’éloigne bien rapidement de moi.


Je souris en le voyant disparaître au loin et comme d’habitude, mes pensées s’éloignent avec lui, ramenant des questions qui ne cessent jamais de tourmenter mon esprit…


Un avion, ça s’appelle.


Je l’ai appris il y a bien longtemps en lisant un des magazines qui trainent à l’atelier d’Alpha. A 16 ans déjà, c’était la première fois que j’arrivais à mettre un nom sur ces oiseaux après des années à les admirer dans les airs sans savoir ce qu’ils étaient.


Il y avait près de 10 pages consacrées à ces grosses machines dans l’hebdomadaire et je les ai dévorées en presqu’une matinée… c’était le mieux que je pouvais faire avec mon niveau en lecture de l’époque.


Ce jour-là, j’avais appris qu’un avion, plus précisément un Boeing 747 pouvait aller jusqu’à 900 et quelques kilomètres à l’heure.


J’en était resté sans voix pendant quelques minutes. Dans ma tête, je me revoyais sur la moto de mon patron, les rares fois où il me la prêtait pour effectuer ses courses.


Je profitais alors pour monter le gaz jusqu’à 150 km/h et l’adrénaline qui coulait alors dans mes veines me grisait. Me réveillait. M’émerveillait.


Alors je m’imaginais voler dans le ciel comme un oiseau, près de 6 fois plus vite. L’idée ne me quitta pas et je me mis à harceler mes amis du quartier qui étaient encore scolarisés, pour qu’ils m’en disent plus.


Pendant les premiers mois, c’est Daniel, le fils de notre voisin qui me rapportait chaque soir des infos qu’il glanait dans une encyclopédie de son école. J’ai appris alors tout ce qu’il fallait savoir sur la création des avions, les types d’avion qui existaient et comment ils fonctionnaient.


Puis j’ai commencé à économiser 200 F sur ma paie quotidienne pour aller au cyber. Avant, les 1500 F que je gagnais par jour comme pousseur de wotro étaient bien vite dépensés dans la nourriture, l’alcool et la cigarette mais cet article avait déclenché quelque chose en moi : une envie de plus, des rêves et plus important encore, une ambition.


Avec l’aide du gérant du cybercafé du quartier, j’ai appris à faire des recherches sur Google et je ne sais comment, j’ai fini par me convaincre que je pouvais et voulais devenir pilote.


Après quelques mois, je savais déjà tout de ce qu’il fallait comme formation pour exercer ce métier. Et je décidai alors qu’il fallait que je retourne à l’école et que j’obtienne mon bac.


J’avais arrêté les cours en 2nde avec beaucoup de lacunes mais j’avais confiance en moi. A l’époque, ça ne m’intéressait pas tellement mais j’étais quand même toujours parmi les 20 premiers de ma classe. Maintenant que j’avais un objectif clair, je savais qu’il me suffirait d’être patient pour y arriver.


Mais j’avais toujours le problème de la survie… je n’avais ni parents ni famille pour s’occuper totalement de moi alors j’ai opté pour les cours du soir pour pouvoir travailler en journée.


Aujourd’hui, ça fait exactement trois ans. Et demain, je passe le bac en candidat libre. Mes professeurs sont unanimes : j’ai toutes mes chances. Et cet avion qui passe au-dessus de moi me fait l’effet d’un signe de l’Univers. Comme s’il voulait me confirmer que nos chemins sont plus proches que jamais.


Perdu dans mes pensées, j’arrive dans la maison d’accueil de Ma’a Jacqueline. Ça fait presque 5 ans qu’elle nous héberge moi et 6 autres adolescents SDF du quartier.


Elle essaie tant qu’elle peut de nous nourrir et de s’occuper de nous mais à son âge, il n’y a pas grand chose qu’elle puisse faire au-delà de nous donner un toit. Alors chacun d’entre nous travaille pour la décharger et ramener au moins quelque chose à la maison chaque jour. En signe de reconnaissance.


Quand j’entre dans l’unique chambre de la maison pour la saluer, elle me demande d’approcher, de sa voix douce et aigüe. Je viens alors vers elle et m’accroupit à ses pieds pour être à sa hauteur. Elle me prend tout de suite dans ses bras et me demande :


- Ça va ?


- Oui Ma’a. Et toi ?


- Je vais bien mon chéri. Prêt pour demain ?


- Je crois, oui.


- Je suis fière de toi. Tu en as fait, du chemin, en trois ans. Et demain, je suis sûre que tout va bien se passer.


- J’espère


- Je le sais. Maintenant va dormir, mon futur pilote. Dans quelques heures, tu fais un pas de plus, un pas de géant, vers tes rêves. Que Dieu t’y aide.


Elle me serre encore très fort et prie quelques secondes pour moi avant que je ne quitte la chambre. J’engloutis rapidement le plat de garba que j’ai pris sur mon chemin, puis je prends une douche et me mets au lit.


J’ai passé toute la soirée, toute la semaine, tout le mois même à réviser avec des amis. Je suis prêt. Je le sais.


Couché sur ma natte auprès de mes frères d’infortune, j’espère juste que la chance fera elle aussi sa part.


Les yeux levés vers le plafond, je pense encore à l’avion de tout à l’heure et à tous ceux qui se sont envolés au-dessus de moi en 19 ans de vie. Je me demandais à chaque fois si ces gens là-haut me voyaient. S’ils nous voyaient.


S’ils apercevaient nos espoirs et nos larmes. S’ils sentaient l’odeur de notre désespoir et de nos peurs. S’ils voyaient l’état de nos haillons et de nos cœurs. S’ils imaginaient même qu’un enfant comme moi, qu’une situation comme la mienne, pouvait exister.


Je me retournai sur notre matelas en fils tressés et regardai les autres, endormis auprès de moi. Je me fis alors la promesse que, quand je volerai au-dessus des nuages, et que la misère ne sera plus qu’un point noir dans mon passé, moi, je les verrai toujours.


FIN.

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