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Photo du rédacteurSakina Traoré

Prologue

Dernière mise à jour : 7 juin 2022

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteure ou de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon. »


ISBN : 978-2-9565281-0-4


Dépôt légal : Août 2019 auprès du BURIDA


Bonne lecture à vous et j’ai hâte de lire vos commentaires !


*Commençons*


La vie est… pleine d’évènements inespérés, inattendus.


Je n’aurais jamais pensé faire médecine un jour. Quand j’étais petite, je rêvais de moi dans différents costumes mais jamais avec celui de la blouse blanche. Je me voyais avec un tutu et des bas, je m’étais aussi imaginée avec un uniforme treillis et une arme à feu, avec un tailleur, des lunettes et des dossiers à n’en plus finir, mais pas une seule fois avec une blouse blanche.


Je me rappelle de la première fois où je me suis blessée. Je devais avoir quatre, cinq ans et je suis tombée du haut du manguier auquel je grimpais dans la cour de mes grands-parents à Korhogo. Je me rappelle que plus que la douleur de la plaie béante sur mon mollet gauche, c’était la vue du sang qui m’avait fait vomir et pleurer. Je ne supportais pas de voir ce liquide rouge s’écouler de mon corps alors je ne pouvais certainement pas m’imaginer faire médecine, encore moins traumatologie.


La vie est pleine d’évènements que nous aurions voulu ne pas vivre et qui pourtant, font de nous les personnes que nous sommes aujourd’hui. Quand mon père me disait en me tenant dans ses bras que j’étais la plus belle des petites filles au monde, je n’aurais jamais pensé qu’un jour, sa voix ne serait qu’un lointain souvenir pour moi. Que je ne le reverrais plus.


Je me rappelle encore du jour où ma mère m’apprenait à nouer mes lacets. J’avais cinq ans et je détestais porter des chaussures sauf il s’agissait de baskets. Je pleurais toujours comme une folle quand on essayait de me faire mettre des ballerines, même les sandales je ne les aimais pas mais j’acceptais de les mettre parce que moi qui détestais la saleté, je ne voulais pas voir mes beaux pieds devenir tout noirs. Alors maman a accepté de ne m’acheter que des baskets jusqu’à mes douze ans… jusqu’à ce que les ballerines et moi tombions folles amoureuses l’une de l’autre.


D’ailleurs, aujourd’hui j’en porte. Des ballerines noires… avec un petit nœud de la même couleur à l’arrière. Toute ma tenue est noire d’ailleurs, tout comme celles des personnes autour de moi. Je ne sais pas qui a instauré le fait qu’on doive mettre du noir pour les enterrements mais je trouve que c’est une idée absurde. Cela vient juste assombrir et alourdir un moment qui l’est déjà assez.


Je préfèrerais mettre du blanc pour ces occasions, comme le font les hindous. Mais bon, nous sommes en Afrique, entre noirs et je n’ai pas envie d’attirer le regard et les mauvaises langues. Les gens seraient bien capables de dire que juste parce que j’ai mis du blanc, je suis coupable de la mort de ma mère ! Qu’est-ce que l’Africain n’a pas dit ? Bref. J’ai hâte qu’on en finisse ici.



J’entends au loin le pasteur parler. Il ne fait que ça depuis près de vingt minutes. Parler. Il parle de la vie, de la mort, de la spiritualité, de la vie après la mort et moi je ne l’entends pas. J’ai mon ‘‘tassabia’’ dans la main et je récite compulsivement ces mots que j’ai lu dans un petit livre aujourd’hui qui parlait de duhas à faire pour un mort.


Pourquoi avez-vous l’air si perdu ? Oui, je suis musulmane. Oui, c’est ma mère qui est décédée, couchée là dans un cercueil pendant qu’un pasteur déblatère des choses que je n’écoute pas et que je récite des invocations islamiques.


Pourquoi ? Parce que c’est ma religion. Mes parents étaient chrétiens mais moi je suis musulmane. C’est une longue, très longue histoire que je ne vous raconterai pas aujourd’hui.

Pour l’instant, je me replonge dans mes souvenirs pour tenter d’apaiser la sourde douleur qui crie en moi. Parce que oui, la vie est pleine d’évènements qui nous font oublier ce que nous avons été tant ils nous ont changés.


J’étais une petite fille très heureuse. Très épanouie. Toujours gaie, toujours en train de parler, de danser ou de manger. J’adorais manger. D’ailleurs aujourd’hui, je suis toute rondelette mais ça ne me fait plus honte comme avant. Plus depuis que la chair s’est installée là où elle devrait.


Je n’étais pas vraiment complexée par mon poids, disons juste que je n’étais pas à l’aise. Mais j’étais heureuse parce que j’étais belle pour les personnes qui comptaient. Mes parents me disaient toujours que le plus important c’était que je m’aime moi-même et que je sache qu’eux m’adoraient, quelle que soit mon apparence.


Mais aujourd’hui pour qui serais-je belle ? Ils sont tous les deux partis. Quand j’étais petite, j’étais heureuse, ronde, gaie, aimée et chouchoutée par mes parents… aujourd’hui ?


Aujourd’hui je suis Orpheline. Un mot lourd à porter pour mes frêles épaules mais je sais que j’y arriverai. Je suis plus forte que je n’en ai l’air.


Tout au long de ma vie, pendant vingt-huit années, j’ai porté des mots tous plus lourds de sens les uns que les autres. Il y a eu : obèse, décès, cancer, sorcellerie, Alzheimer, distance et maintenant Orpheline. Le plus dur à porter ? J’ai toujours cru que c’était Alzheimer. Mais je commence à penser que ce sera Orpheline.


Parce que oui, même quand ma mère ne se souvenait plus de moi, je savais qu’elle était là. Même quand elle me disait au téléphone : « vous êtes bien élevée ma petite, vos parents doivent être fiers », même quand sa mémoire m’éloignait de moi, le fait d’entendre encore sa voix m’apaisait un peu.


Elle était la seule personne de ma famille qui me restait. Je n’ai ni frère ni sœur. Elle était mon tout. Je ne pleure pas parce que je sais que cette mort l’a délivrée d’une souffrance inimaginable. Pendant ses rares, très rares moments de lucidité, quand elle se souvenait de moi, de sa vie, elle m’appelait en pleurant et en s’excusant de m’avoir oubliée. Ces jours-là, je lui disais juste que je l’aimais et que tout ce qui m’importait, c’était qu’elle soit en vie.


A chaque fois, je lui répétais la même chose : « Maman, je sais que tu ne le fais pas exprès. Toutes ces années où ton esprit et ton corps t’appartenaient, tu m’as assez répété à quel point tu m’aimais. Tu me l’as dit pour toute une vie, tu m’as donné assez de câlins pour toute une vie. Je sais que tu m’aimes et je t’aime aussi. Plus que tout. Alors s’il te plaît, reste en vie. »


J’insistais toujours sur cette dernière phrase : Reste en vie. Parce que la première fois où elle a eu un moment de lucidité, après deux années passées dans l’oubli, elle a essayé de se suicider. Ça a été un enfer. J’étais coincée à Seattle dans un foutu hôpital avec un examen de résident à passer et je ne pouvais pas aller la voir.


Je l’ai appelée quand elle s’est réveillée et elle m’a dit : « Mon bébé, je pouvais supporter d’oublier où j’avais déposé mes clés, d’oublier que j’avais mis quelque chose à cuire, d’oublier le nom de la société où je travaillais, d’oublier mon propre nom mais pas d’oublier mon enfant. »


Je n’ai rien pu lui répondre parce que je comprenais sa peine. Je la comprenais tellement. Je suis restée avec elle un long moment au téléphone. J’avais tellement de choses à lui dire et elle, tellement de conseils à me donner. Ça faisait deux longues années que je n’avais pas parlé à ma mère (la vraie, pas à cette fichue maladie) alors je ne me suis pas privée d’elle.


Puis, à un moment donné, elle s’est tu. Elle ne disait plus rien, je n’entendais que sa respiration à l’autre bout du fil. Quelques secondes sont passées ainsi et là j’ai su, j’ai compris. Elle avait un de ces moments de blackout total. Ceux qui précédaient un nouvel oubli. Après avoir dit « maman » environ cinq fois, j’ai dit « Maryse, tu m’entends ? » et elle m’a répondu « Oui Adeline ».


Adeline… Je m’appelle Heartie. Adeline est la sœur cadette de ma mère. Je venais encore de la perdre.


Je lui ai parlé un petit moment encore, jouant le jeu et me comportant comme si elle était ma grande sœur. Elle était retournée à l’époque de ses quinze ans, quand elle était encore avec sa famille.



************


C’est à mon tour d’avancer vers le cercueil de ma mère. Tout le monde y est passé. Les gens ont déposé des fleurs sur elle. C’est débile. Elle n’aimait pas les fleurs. De plus, nous sommes en Afrique. D’où vient cette histoire de fleurs ? Je me lève, le cœur lourd et m’avance.


Je me tiens là, devant ce cercueil, dans lequel elle est couchée la femme de ma vie. Elle semble si calme, si sereine que mon cœur se desserre un peu. Tout ce que j’arrive à formuler comme pensée, c’est : « Tu méritais de te reposer maman, tu en as assez fait. Va en paix et qu’Allah te garde ».


Je la regarde un long moment avant de déposer un baiser sur sa joue toute froide et de lui poser Millie sur la poitrine. C’est un ourson en peluche. Mon père l’a offert à ma mère quand elle a eu son premier cancer (oui son premier). Il travaillait beaucoup et était souvent parti. Il avait voulu arrêter de travailler pour s’occuper d’elle mais c’était impossible. C’était ses revenus à lui, qui permettait de la soigner alors il lui a offert cet ourson en lui disant qu’il veillerait sur elle quand il serait parti.


Maman me l’a donné quand j’avais trois ans et que je pleurais mon père, parti en voyage depuis trop longtemps à mon goût. J’ai grandi avec Millie et maintenant je le redonne à maman. Pour qu’il veille sur moi de là-haut avec mes parents.


Il aurait dû rester avec moi. Je l’aurais donné à mes enfants mais il y a tellement de choses que nous planifions et qui ne seront jamais. Je suis triste, seule et j’ai de la glace dans le cœur. De la glace qui me brûle les artères.



**************


J'ai les yeux fermés, les écouteurs enfoncés dans les oreilles et je laisse la musique m'éloigner du souvenir de l'affreux après-midi que je viens de passer à l’enterrement de ma mère.


Je sors de cet état de léthargie quand j’entends l’hôtesse appeler les passagers de mon vol. Je me lève, resserre les pans de mon manteau autour de moi et me dirige vers le couloir d’embarquement. C’est fini. Je ne remettrai plus les pieds dans ce pays. Je retourne à Seattle. Mon nouveau chez moi.


Qui l’aurait cru hein ? Parce que je me rappelle de moi, blessée dans la cour de mes grands-parents paternels, sous ce manguier. A cette époque-là, je ne pensais pas que je serais chirurgien traumato, orpheline, sans réelle famille, sans mari, sans enfant à 30 ans et par dessus tout, loin de la Côte d’Ivoire mais on le sait tous, la vie est… pleine d’évènements inespérés, inattendus.

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