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Photo du rédacteurSakina Traoré

Nagnouman

La lune était déjà très haut dans le ciel quand Baro s’écria pour la énième fois : co co riii cooooo !


Derrière elle, N’nan tenait la main de sa fille Nagnouman, aussi fermement que possible. Elles s’étaient installées sur la terrasse quelques heures auparavant, attendant dans l’angoisse, l’instant fatidique.


Nagnouman aurait voulu courir jusqu’à l’autre bout du village pour chercher de l’aide mais sa mère avait dit non.


« Tous les guérisseurs aux alentours ont essayé. Il faut se résigner Gnouman, mon temps est arrivé. »


Alors elle resta auprès de sa mère, écoutant religieusement ses dernières paroles et notant mentalement ses dernières volontés. La séparation serait vraiment rude pour elle, pensa-t-elle.


Elle n’avait ni père, ni frères et sœurs, ni cousins… sa mère était son tout, son essentiel et elle n’avait aucune idée de la façon dont elle s’en sortirait une fois qu’elle serait partie.


- Nagnouman ?


- N’am ?


- Pour Baro…


- Oui maman, on en a déjà parlé, je ne la vendrai pas


La vieille femme expira lentement et lui dit :


- Ma fille, je sais que… je sais que tu n’aimes pas beaucoup ma poule, tu te demandes sûrement ce qu’elle a de si spécial pour que je l’aie gardée si longtemps


La jeune femme ne répondit rien et se contenta de regarder la vieille poule aller et venir dans la cour.


- Il faut que tu saches que Baro a nourri toute notre famille pendant des années et c’est grâce à elle que j’ai pu m’occuper de nous


- … comment ça ?


- Tu ne t’es jamais demandé comment je suis arrivée à nous offrir tout ce qu’on avait avec mon pauvre travail de balayeuse ?


- Si… parfois. Mais je me disais que papa avait peut-être laissé un champ ou une ferme avant de mourir


- Il a bien laissé quelque chose mais pas de champ ni de ferme : il a laissé Baro.


- C’est papa qui te l’a donnée ?


- Oui… il l’a trouvée le jour de ta naissance ma chérie. Nous n’avions pas un sous ton père et moi, on ne savait même pas comment on s’occuperait de toi ni comment on paierait l’accoucheuse… et puis il est allé au marigot ce matin- là. Il m’a dit qu’il avait pleuré toutes les larmes de son corps et que soudainement, la poule est apparue auprès de lui et a pondu 5 œufs d’or


- Juste comme ça ? Apparue ?


- Les dieux… les dieux n’ont pas besoin de plus que cela pour nous bénir mon enfant. Et depuis lors, Baro a toujours été celle qui nous nourrissait. Elle nous prévenait même du danger autour. Tu te souviens de toutes ces fois où elle battait des ailes sans pouvoir s’arrêter ?


Nagnouman hocha la tête et regarda sa mère…


- Peu après, il arrivait toujours un malheur à quelqu’un dans les alentours…


- Wow


- C’est pour ça que je te demande de la garder près de toi. Ne la vend pas et surtout ne la tue pas. Pour rien au monde, tu m’entends ?


La jeune fille hocha la tête et ne dit rien. Du haut de ses 16 ans, elle essayait encore de comprendre comment tout cela était possible…


Elle regarda Baro picorer un long moment, perdue dans ses pensées, avant de revenir brusquement à la réalité quand la main de sa mère se détacha de la sienne. N’nan avait rendu les armes.



**************


4 ans plus tard.


Du haut de ses 20 ans, Nagnouman était devenue la femme la plus belle et la plus riche de tout Hèrèdougou et ses alentours. Les traits de sa mère qu’elle portait depuis petite s’étaient affinés et elle avait grandi jusqu’à atteindre le mètre 80. Ses formes étaient généreuses mais proportionnées et son magnifique cou strié attirait tous les regards.


Des villages alentours étaient venus des centaines et des centaines d’hommes pour elle mais elle n’en avait voulu aucun. L’arrogance qu’elle avait acquis avec la richesse lui faisait trouver celui-ci trop laid et celui-là pas assez nanti.


Les mères et grands-mères du village essayèrent à maintes reprises de la raisonner et de l’aider mais c’est de haut que Nagnouman les regardait. Comment aurait-elle pu accorder du crédit aux conseils de gens pour qui elle avait si peu de respect ?


Alors Nagnouman continua à éconduire les hommes en attendant celui qui serait plus riche, plus grand, plus beau et plus charismatique que tous les autres ; celui qui aurait le monde à ses pieds et pourrait le lui offrir.


En attendant cet homme parfait, elle gagnait de l’argent, beaucoup d’argent grâce à Baro. Étonnamment, après la mort de N’nan, il lui sembla que la poule pondait beaucoup plus d’œufs d’or que ce que sa mère lui avait dit.


Chaque matin, dans la cour, elle trouvait une cinquantaine d’œufs d’or et une centaine d’œufs normaux qu’elle revendait par la suite partout où elle le pouvait. Grâce à Baro, elle pouvait s'offrir ce qu’elle voulait sans sourciller mais jamais elle n’a été prise d’affection pour la poule, qu’elle maltraitait plus qu’autre chose.


Le pauvre animal avait perdu beaucoup de poids et de plumes à force de se surpasser pour gagner l’amour de sa jeune maitresse mais rien n’y faisait. Nagnouman restait toujours aussi insensible à elle…



************


Vint alors un matin où Baro se mit à crier et battre des ailes comme une folle. La poule semblait comme apeurée ou alors possédée par quelque chose d’effrayant.


Elle battit des ailes si fort qu’elle perdit une bonne partie de ses plumes et ne put s’arrêter même quand Nagnouman lui donna un coup de pied dans le ventre.


Quelque chose de grave arrivait mais la jeune femme ignora royalement la poule ce jour-là et se rendit au marché pour vendre ses œufs d’or à des marchands venus de loin, spécialement pour eux.


Plus tard dans la journée, quand le soleil fût au zénith, une caravane se fit entendre à l’entrée du village. Des tambours battaient fort et une centaine d’hommes en accompagnaient un qui montait un cheval paré d’or.


Tout de suite, la nouvelle se fit entendre partout et on annonça que le plus riche homme que la terre ait jamais connue, était arrivé à Hèrèdougou. Il était, toujours selon les murmures, un million de fois plus riche que Nagnouman et si beau que les hommes emmenaient leurs femmes le voir.


L’intérêt de la jeune femme fut vivement piqué par cette description ; aussi, chercha t-elle à savoir qui était cet homme et la raison pour laquelle il passait par leur village.


Elle n’eut pas besoin d’aller bien loin pour avoir réponse à sa question. A peine sortait-elle du marché qu’il y arriva avec sa délégation et descendit gracieusement de sa monture. Tout le village était muet d’admiration pour lui et chacun retenait son souffle dans l’attente de ses premiers mots.


- Foyénan, peuple de Hèrèdougou !


« Foyénan ! » répondirent-ils presque en cœur.


- Je m’appelle Malik. Je suis fils du Cheikh Lath de Maloyadougou et je viens à vous car j’ai entendu dire que vous avez ici, la plus belle et la plus riche femme de toute la région


A l'instant, tous les regards se tournèrent vers Nagnouman. Des exclamations fusèrent de partout et de nombreux index pointèrent vers elle pendant que les gens s’éloignaient afin qu’il puisse la voir.


Il s’avança vers elle et un grand sourire s’épanouit sur leurs visages. Il prit ses mains, les baisèrent l’une après l’autre et lui demanda :


- Alors c’est vous, Nagnouman de Hèrèdougou, femme la plus belle et la plus riche que la région ait connue…


- C’est bien moi… Et vous, fils de Cheickh Lath avec une monture d’or et la caravane la plus impressionnante que nous n’ayons jamais vue, comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de vous. ?


- Parce que je viens de très loin pour vous très chère. J’ai demandé à la lune et à chaque étoile, où se trouvait la femme de ma vie. Elles m’ont toutes chuchoté votre prénom et m’ont guidée ici, jusqu’à vous.


La jeune femme ne répondit rien et se contenta de jeter un regard plein d’orgueil aux gens autour, comme pour leur dire qu’elle avait eu raison d’attendre quelqu’un de son niveau pour se marier. Comme pour leur dire qu’ils avaient tous eu tord de la juger et qu’elle valait effectivement mieux que tout ce qu’ils avaient voulu pour elle.


Malik était incroyablement beau. Du haut de ses deux mètres, il avait une barbe noire qui brillait au soleil et des yeux étirés qui semblaient sourire en tout temps. Ses cheveux, longs, noirs et épais était retenus dans une tresse qui lui retombait au milieu du dos. Il sentait bon et s’exprimait mieux que tous les hommes qu’elle avait rencontrés.


Nagnouman proposa à Malik de venir chez elle discuter et il ordonna à ses hommes de se retirer dans le désert pour y établir domicile. Les deux jeunes gens s’en allèrent alors vers chez Nagnouman, installés à dos du cheval paré d’or.


Quand ils arrivèrent à destination, Baro était encore en train de s’égosiller et de battre des ailes, aussi fort qu’elle le pouvait. Pour éviter l'embarras devant son hôte, Nagnouman lui attacha le bec et l’enferma dans sa cage.

Puis les deux jeunes gens s’installèrent dans la bonne humeur et parlèrent un long moment. Malik lui exposa clairement son intention de l’épouser sans tarder, afin de l’emmener avec lui et lui offrir une vie encore plus fastueuse que celle qu’elle avait connue jusqu’ici. Mais… il avait une condition.


- Votre poule. Je ne la sens pas, il faudrait que vous vous en débarrassiez


- Baro ? Pourquoi ?


- Les étoiles m’ont dit, que votre poule était en fait une sorcière venue du monde des jinns. Elle vous enrichira jusqu’au moment où elle vous prendra votre beauté et tout ce que vous aurez gagné pour retourner dans son monde


- Baro ??? Vous en êtes sûre ? C’est vrai qu’elle fait des choses bizarres mais ma mère a dit qu’elle était seulement là pour aider


- Mais votre mère ne savait pas… votre père non plus, je suppose. La poule est juste apparue dans vos vies, n’est-ce pas ?


Nagnouman hocha la tête pour acquiescer et il répliqua « c’est une sorcière Nagnouman, et le seul moyen pour qu’elle ne vous fasse plus de mal et que nous puissions nous marier, c’est de la tuer et la manger ».


- Quoi ? Malik… on ne peut pas juste la donner ? La vendre afin qu’elle aille tourmenter quelqu’un d’autre ?


- Les étoiles sont formelles mon aimée, il faut la tuer et la manger, dit-il en lui caressant la joue.


- Je ne sais pas si je peux faire ça...


- Alors, je devrai rentrer chez moi afin que les étoiles me guident vers la femme qui est vraiment faite pour moi


Inquiète, Nagnouman regarda un long moment dehors avant de revenir à son invité. Elle fut encore frappée par sa beauté et sa prestance. « Après tout, je suis assez riche maintenant et je n’ai jamais aimée cette satanée poule ; je ne vais pas le perdre pour elle » pensa-t-elle.



*************


Quand Nagnouman saisit Baro par les ailes deux jours plus tard, son couteau en main, la poule semblait dormir. Puis quand la jeune femme posa le couteau sur son cou et se mit à lui trancher la gorge, elle se réveilla soudainement et se mit à faire une chose étrange, même pour elle ; elle commença à chanter :


« nagnouman ni, né kè ni lé djougou yé tan ? wallahé môgô ton non ti djougou fala… nagnouman ni nbé n’gon non lô gbô gbô yé, wallahé môgô ton non ti djougou fala, nagnouman ni mbé n’gaba lô gbô gbô yé… nagnouman ni, né kè ni lé djougou yé tan ? wallahé môgô ton non ti djougou fala »


(En français) : nagnouman, c’est moi qui suis devenue ton ennemie aujourd’hui ? Vraiment, quelque soit ce que tu fais pour l’Homme, il ne sera jamais satisfait… je t’ai donné tout ce que j’avais dans le ventre, tous mes œufs et tu n’as pas eu pitié de moi… j’ai déployé et remué mes ailes pour te défendre et te protéger, je t’ai enrichie mais tu n’as pas eu pitié de moi… nagnouman, c’est moi qui suis devenue ton ennemie aujourd’hui ? Vraiment, quelque soit ce que tu fais pour l’Homme, il ne sera jamais satisfait… »


D’abord apeurée par ce que la poule faisait et disait, Nagnouman faillit reculer et revenir sur sa décision. Puis une pensée traversa son esprit et elle se dit soudain que c’était là une preuve que Malik avait raison : Baro était une sorcière.


Malgré les chants et les pleurs de la poule, elle termina donc de lui trancher la gorge, la plongea dans de l’eau bouillante pour la déplumer et la cuisina enfin pour son amoureux et elle.


Pendant toute l’opération, Baro ne cessa de chanter son malheur et l’ingratitude de sa maîtresse. Elle pensa à tous les œufs offerts, toute la richesse donnée et tout le temps passé à protéger la jeune fille au nom de l’amour porté à ses parents… que les Hommes pouvaient être cruels, pensa-t-elle dans ses derniers instants.


Elle chanta encore et encore jusqu'au moment où Nagouman posa les plats sur la table à manger. Alors, elle se tut et attendit.



************


Deux heures plus tard, Malik arriva chez Nagnouman avec une tonne de présents. Il flatta la jeune femme durant toute leur discussion et renforça son emprise sur elle à force de promesses et de compliments.


Quand il fût l’heure de déjeuner, elle leur servit Baro dans une soupe bien pimentée accompagnée d’attiéké. Sous le charme de l’homme incroyable en face, elle mangea sans même se rendre compte qu’il ne toucha pas à sa soupe.


Et puis quand elle fut repue de sa fidèle et dévouée amie, le sourire de Malik disparut soudainement de son visage et sa voix changea pour devenir grave et un brin effrayante.


- As-tu bien mangé ?


- Euh… oui et toi ? Tu n’as pas apprécié ton repas ? Tu n’as même pas touché à ta soupe


- Parce que je ne mange pas de ceux qui ont été bons avec les autres


Après un petit moment de surprise, Nagnouman lui répondit :


- De quoi tu parles ? C’est toi qui m’a dit qu’il fallait faire ça pour que nous puissions nous marier ! Que c’était une sorcière !


- Une sorcière qui a pris soin de toi et de tes parents ? Qui t’a protégée ? Elle t’a même prévenue du danger le matin de mon arrivée. Mais tu es tellement égoïste et arrogante que tu n’as pas fait attention…


- C’est… qu’est-ce que… dit-elle en se souvenant de la panique qui avait pris Baro ce jour-là


Malik se leva alors soudainement et se transforma en une créature odieuse devant elle. De ses yeux ahuris, elle voyait maintenant des sabots, sa tête énorme et sa longue langue qui lui retombait sur le menton.


- Tu as sacrifié ton amie, pour un jinn qui n’était venu que te tenter. Tu n’as pas su faire preuve d’humilité et de gratitude alors tu mérites de perdre tout ce que tu as, Nagnouman.


Puis il se mit à rire et s’en alla, la laissant là, pantoise. Au bord du désespoir, elle regarda dans son assiette, les os de Baro qu’elle avait si allègrement croqués.


Les yeux remplis de larmes, elle sentit alors son ventre gargouiller et entendit venir de ses intestins, la voix de la poule qui se remit à chanter :


« nagnouman ni, né kè ni lé djougou yé tan ? wallahé môgô ton non ti djougou fala… nagnouman ni nbé n’gon non lô gbô gbô yé, wallahé môgô ton non ti djougou fala, nagnouman ni mbé n’gaba lô gbô gbô yé… nagnouman ni, né kè ni lé djougou yé tan ? wallahé môgô ton non ti djougou fala »


Effrayée, elle cria, pleura et courut partout dans le village en quête d’aide mais plus personne ne pouvait rien pour elle.


Et lentement, la folie devint sa nouvelle amie.


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