Le choc. C’est ce qui, pendant quelques secondes, nous empêche toutes les deux de bouger ou de parler. Je reste là, sous la pluie, à admirer le visage clair et un peu ridé de ma mère tandis qu’elle me dévisage tout aussi ouvertement.
Et puis le tonnerre gronde, nous faisant sursauter dans un même mouvement. Alors elle sort de son mutisme et me dit :
Seigneur, Maguissi, c’est vraiment toi ?
Pour toute réponse, je hoche la tête alors que mes larmes continuent de couler. Tout le manque d’elle, toute la douleur que j’ai ressentie pendant mon enfance, tout le tourment d’une vie sans mère… tout remonte en même temps et je me sens prise dans un tourbillon d’émotions.
Nous restons un moment là, à nous fixer. Et puis elle s’écarte silencieusement en m’ouvrant grand la porte et j’entre sans me soucier de mes vêtements qui vont sans doute inonder son intérieur.
Pendant qu’elle referme derrière moi, je me tiens près de l’entrée et admire la pièce où nous nous trouvons. Tout est décoré dans des tons blanc et marron. Un petit salon avec un ensemble canapé décoré de tissus aux imprimés africains, des tableaux représentant la nature accrochés aux murs, des plantes - de vraies, apparemment - et plein d’autres choses que je n’ai pas le temps de regarder avant qu’elle ne me sorte de ma contemplation intrusive.
Euh, tu… tu m’attends deux secondes, Magui ? Je vais… te chercher une serviette et nous faire du thé.
Je hoche encore une fois la tête sans rien dire et elle se précipite dans la pièce d’à côté, par la petite entrée sur ma gauche. Je me sens presque soulagée au moment où elle quitte mon champ de vision.
Puisque je ne peux pas encore m’asseoir au risque de mouiller ses fauteuils, je reste où je suis et profite de son absence pour repasser un coup d’oeil dans la pièce. Je suis plus à la recherche d’indices qu’autre chose. J’ouvre grand les yeux et fais attention aux détails dans l’espoir d’en apprendre plus sur elle. De savoir si j’ai bien fait de venir. De déclencher ce retour dans le passé.
Après quelques secondes à inspecter l’endroit, une chose retient mon attention. Ou plutôt l’absence d’une chose. Il n’y a aucune photo de famille. Même pas de cliché où elle apparaît toute seule.
Dans la maison où j’ai grandi, mon père en avait accroché partout. De lui, de moi, de mes oncles et tantes, de mes cousins et cousines… il m’avait tellement habituée à avoir des clichés de gens que j’aime autour de moi que j’ai fini par en avoir tout autant dans ma propre maison aujourd’hui.
Je suis en train de chercher une raison possible à ce fait que je trouve curieux quand ma mère - ça me fait tiquer de l’appeler comme ça - revient dans la pièce. Elle pose délicatement son plateau chargé et me tend la serviette d’un blanc immaculé qui repose sur son épaule.
Je l’attrape précautionneusement, en faisant attention à ne pas la toucher, et je commence à m’essuyer le corps.
Je la regarde alors du coin de l’oeil préparer nos thés. Et deuxième fait curieux, je la vois mettre deux morceaux de sucre et un soupçon de lait dans nos deux tasses. C’est fou, c’est exactement comme ça que je bois le mien mais elle n’avait aucun moyen de le savoir.
Après tant d’années à me demander si nous nous ressemblions d’une façon ou d’une autre… il me semble que je viens de découvrir notre second point commun ; après la couleur de nos yeux.
Je suis à peu près sèche quand elle s’assied dans un des fauteuils et se tourne enfin vers moi. Je lui fais un sourire jaune en m’approchant et en m’asseyant à mon tour. Je ne sais vraiment pas si je tirerai ce que j’espère de cette entrevue mais je n’ai pas le choix, il faut que j’essaie. Sinon je sais que je finirai par gâcher ma vie à force de fuir mon passé et de trimballer mes blessures.
Presque qu’en même temps, nous attrapons chacune une tasse et plongeons nos visages dans la vapeur qui se dégage du liquide chaud. Je prends une gorgée que je laisse descendre lentement dans ma gorge et me réchauffer de façon exquise.
Et puis la voix de ma mère me sort de mes pensées :
Je ne pensais que tu viendrais me voir un jour…
Je ne pensais pas venir te voir un jour, je réponds automatiquement.
Je… je comprends. Alors pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ?
La vraie raison me semble soudain trop importante pour que je la partage avec elle. Cette femme s’est illustrée par son absence toute ma vie. Je n’ai rien vécu avec elle ; pas de premiers pas, de premières règles, de chagrins d’amour, d’échecs, rien… pourquoi devrais-je lui dire quelque chose d’aussi cher à mon coeur ? Alors je lui réponds plutôt :
Parce que j’ai besoin de savoir… pour oublier. Pourquoi est-ce que tu m’as abandonnée, maman ?
Je vois les lèvres de ma mère trembler aussitôt que j’ai fini de parler. Elle pose sa tasse sur la table basse et passe nerveusement les mains dans ses cheveux. Ils sont fins et longs, ils lui arrivent carrément au milieu du dos ; au contraire des miens qui sont épais et refusent de me dépasser les épaules. Elle se racle la gorge un instant et me répond :
Je suppose que si tu as fait tout ce chemin, c’est que tu peux vraiment entendre la vérité...
Pendant quelques secondes, elle ne rajoute rien et je crois qu’elle va s’enfermer dans le silence. Puis elle soupire bruyamment, me regarde et dit :
Je t’ai abandonnée Maguissi, parce que j’avais peur de finir par te tuer ou à me suicider, si je restais.
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