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Photo du rédacteurSakina Traoré

Djaba

La légende dit que Djaba était la plus belle jeune femme d’Odienné, à l’époque. Du haut de ses 20 ans, elle était convoitée par les hommes et admirée par les femmes. Quand elle passait, on entendait chacun retenir son souffle, comme pour graver dans sa mémoire les traits uniques de cette beauté.


Son pas assuré faisait doucement tinter les perles de ses bayas et attirait les regards sur les deux fines chaînes dorées à ses chevilles. Avec ses yeux tirés, sa bouche pulpeuse et ses fossettes, son visage était à n’en point douter, le plus harmonieux que tous aient vus. Vieux et jeunes. Locaux et étrangers. Tous, étaient sous son charme. Et Djaba le savait.


Pourtant, elle n’en jouait pas. Dans son cœur, il n’y avait que Didi. Didi, le fou ; Didi, le drôle ; Didi, la tête brûlée du village.


Pendant que ma mère nous contait la romance de Djaba et Didi, je me fis la réflexion qu’il s’agissait encore une fois de l’histoire classique de la belle et du bad boy… Mais little did I know, there was more to the story.


Djaba aimait Didi. Quant au jeune homme, il était tout simplement fier de voir que seul lui faisait battre le cœur le plus convoité d’Odienné. Il se baladait dans les rues, fier comme paon, à l’idée que tous les hommes là, l’enviaient.


Djaba croyait qu’il l’aimait. Elle le croyait tellement que déjà, elle avait refusé 32 demandes en mariage. Sa cola, disait-elle, elle ne la voulait que d’une personne : Didi Bah.


La famille de Djaba commença réellement à s’inquiéter de sa relation avec Didi quand ces derniers prirent l’habitude de rester tard ensemble dehors. S’ils savaient leur fille consciencieuse et raisonnable, ils avaient également connu la ferveur et l’impatience qui viennent avec l’amour.


Ils savaient qu’il était dur pour des jeunes de résister longtemps à l’appel de la chair ; ils ne voulaient pas que leur perle, leur bébé, perdent sa virginité avant le mariage.



*********


Quand Ismaël arriva de la ville pour s’installer tout seul dans leur village, ils y virent une aubaine. Avec son mètre 90, ses 100 et quelques kilos et son teint noir lumineux, il était à coup sûr le genre de Djaba.


Tous étaient d’accord pour dire qu’il ressemblait à Didi mais c’était comme s’il était la version finale du jeune homme, celle sur laquelle Dieu avait passé autant de temps que nécessaire pour parfaire sa création.


Il était beau, intelligent, respectueux et surtout… il travaillait. C’était un amoureux des choses bien faites, de la nature et des enfants. Bien que taciturne et autoritaire, il savait se montrer doux et désirait plus que tout donner de son amour à une épouse et une famille.


Les parents de Djaba virent en lui le gendre idéal. Ils firent des mains et des pieds pour créer un début de relation entre les deux jeunes gens mais après maintes rencontres et discussions, Djaba disait toujours non.


Mais si au début son non était catégorique et sans appel, sa mère remarqua qu’il se faisait de moins en moins véhément, à mesure que l’on créait des occasions pour qu’elle apprenne à connaître Ismaël.


Il lui plaisait. Elle le cachait bien derrière son amour pour Didi mais dans le secret de son cœur, elle commençait à admettre qu’Ismaël ne lui était pas indifférent. Alors, sa famille mit au point un plan, pour lui donner ce coup de pouce qu’il lui fallait afin de se détacher de Didi et de donner son cœur à Ismaël.


Il était 10h ce matin-là, quand Djaba accompagna son grand-frère à la grande gare. Il repartait pour Korhogo où il travaillait et avait tenu à ce que sa sœur l’accompagne afin qu’ils discutent un peu, loin des oreilles de leurs parents.


- Tu repars beaucoup trop tôt, Aziz ! Tu avais dit que tu resterais un mois


- Je sais, mais il y a eu une urgence au boulot, je dois aller régler ça


- Hum…


- Je voulais te parler d’un truc


- Je m’en doutais… Didi ?


Il hocha la tête et elle lâcha un long soupir avant de poser sa joue contre son bras.


- Je l’aime


- Ça, je crois que tout le village le sait !


Gênée, elle lui enfonça son poing dans l’épaule et lui répondit « tout comme tout le monde sait que tu aimes Adissa ! »


- Eh, le sujet ici c’est toi, jeune fille.


- Hum


- Qu’est-ce que tu aimes chez lui ?


- Il est…


- …


- Courageux et très drôle ! A chaque fois que je suis avec lui, j’oublie mes soucis


- Djaba ?


- Aziz ?


- On n’épouse pas un homme qui nous fait oublier nos problèmes, on épouse celui nous aide à les régler. Est-ce qu’il est assez mature et responsable pour ça ?


- Ça va venir grand-frère, il m’aime et il fait des efforts !


- Et tu vas attendre combien de temps ? Il a 25 ans ! Et Ismaël va bientôt se tourner vers une autre si tu n’arrêtes pas de le repousser !


- Qu’il le fasse alors ! Peu importe qui il épouse, elle ne sera jamais aussi bien que moi !


- Hum… ça ressemble à de la jalousie hein ?


- Jalousie ? Aziz, je t’ai dit que j’aimais Didi.


- Ça n’empêche pas qu’Ismaël puisse aussi t’intéresser


Sur ces mots, on annonça le troisième départ vers Korhogo et ils se levèrent du vieux banc en bois qui avait accueilli leur discussion pour se dire au revoir.


Aziz étreignit sa sœur plus fort que d’habitude et lui chuchota à l’oreille : tout ce que je fais, je le fais pour toi. N’oublie jamais ça.


Elle lui sourit et hocha la tête avant qu’il ne s’en aille, son gros baluchon accroché à l’épaule. Elle reprit le chemin de leur case, les pensées en vrac.



********


Didi emmena Djaba à un bal poussière ce soir-là. Ils dansèrent pendant des heures et la jeune femme s’amusa comme une folle toute la soirée.


Enfin, elle avait son moment privilégié avec son amoureux, ce qu’elle avait attendu pendant des semaines mais qu’il n’avait pas daigné lui donner parce que trop occupé à traîner avec ses copains.


Quand ils quittèrent la soirée, il était déjà 00h. Pour Didi, c’était une heure parfaitement normale pour être dehors mais Djaba se sentit immédiatement coupable.


- Didi il faut que je rentre vite


- Pourquoi ? Il n’est que minuit ma belle !


- Que minuit ? Tu sais que mes parents détestent quand je rentre aussi tard


- Ah Djaba, laisse ceux-là, ce sont des vieux ! Je suis sûre qu’à notre âge, ils faisaient pareil et maintenant ils veulent nous empêcher de nous amuser


- Didi ! Tu sais, c’est à cause de tout ça qu’ils ne t’aiment pas hein


- Hum… Bah tant que toi tu m’aimes, ma jolie


Elle repoussa la main qu’il posa sur sa joue et détourna son visage. Sur la voie du marché où ils se baladaient, il n’y avait plus personne en vue.


L’endroit était étonnamment calme, même pour cette heure de la nuit. Généralement, on trouvait toujours un ou deux badauds dehors mais aujourd’hui, rien. On aurait dit qu’il y avait un couvre-feu.


- Djaba


- Il faut que mes parents t’aiment ! Tu sais que c’est indispensable pour qu’on se marie


A ces mots, il ouvrit grands ses yeux et la regarda un instant sans parler.


- Quoi ? Tu ne comptes pas m’épouser Didi ?


- Euh… si… bien sûr que si ma chérie. Mais ça prendra encore des années, on a le temps !


- Hum… Des années Didi ? Tu avais dit à mes 18 ans. J’en ai déjà 20, c’est avec moi que tu veux jouer ?


- Djaba !


- Eh pardon ne crie pas mon nom ! Tu t’amuses non ? Okay, quand tu entendras que je suis mariée, ne viens pas me faire le bruit en tout cas


- Mariée ? Avec qui ? Tu as refusé tout le village pour moi, tout le monde le sait !


- Peut-être mais il y a chaque jour de nouvelles personnes dans ce village Didi. Fais gaffe


En colère, elle baissa la tête et le contourna pour continuer son chemin pendant que surpris par sa tirade, Didi la regardait en avancer sans savoir quoi ajouter.


« DJABA ! »


La jeune femme se retourna brusquement et regarda Didi qui regardait derrière lui sans bouger :


- Tu n’as pas besoin de crier mon nom, je suis juste devant toi !


- …


- Didi ?


Il se tourna vers elle, l’air hagard et apeuré :


- Ce n’est pas moi qui ai dit ton nom, Djaba


- Didi qu’est-ce…


La voix se refît entendre, plus claire cette fois :

« Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan n’nan ni djaba lé tôgô laaa »

(Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan, je suis venu pour Djaba)


Didi franchît en quelques secondes les mètres qui le séparaient de Djaba et l’empoigna aussi fort qu’il pût.


- Djaba, qu’est-ce que tu as fait ??


- Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ? Lâche-moi, tu me fais mal !


Il la lâcha et regarda autour de lui au moment où la voix se fit entendre de nouveau :


« Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan n’nan ni djaba lé tôgô laaa »

- Djaba !


Elle suivit le regard de Didi et vit venir au loin, l’un des masques du village. Sur ses échassiers aussi longs que des antennes de relai, son attirail était fait d’une jupe en rafia, d’un haut en coton tissé et d’un masque peint de jaune et de rouge.


Il courait vers eux avec un sourire qui lui sembla soudain plus effrayant que tout ce qu’elle avait pu craindre dans sa vie.


« Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan n’nan ni djaba lé tôgô laaa »


- N’nan eeeeh, ni é mou lé yé ? (Maman eeeeh, ça c’est quoi ça ?)


Avant qu’elle n’ait pu rajouter un mot, elle entendit Didi lâcher un « Safroulaye ! » et détaler comme si la mort le poursuivait.


- DIDI ! TU ME LAISSES SEULE ICI ??


Il se retourna une dernière fois vers elle et lui lança « Eh Djaba ! Tu es belle mais je ne vais pas mourir pour toi ! Faut te débrouiller »


Il trébucha en reprenant sa route et s’étala de tout son long sur le sol en terre rouge ; mais il se releva si vite que Djaba crut un moment qu’elle avait rêvé cette chute. Dix secondes plus tard, il disparaissait dans une ruelle derrière l’une des boutiques du marché.


Une larme coula lentement sur la joue de la jeune femme mais elle n’eut pas le temps de l’essuyer qu’elle entendit encore :

« Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan n’nan ni djaba lé tôgô laaa »


La voix sembla cette fois-ci résonner dans son oreille. Le masque courait toujours vers elle, aussi vite qu’il le pouvait et elle se rendit compte qu’il n’était plus qu’à un kilomètre environ.


En un instant, elle enleva ses demi-talons et se mit à courir comme jamais elle ne l’avait fait. Elle courut, tomba à plusieurs reprises mais ne s’arrêta pas. Elle ne savait pas ce que lui voulait ce masque et n’avait aucune intention de le découvrir.


Bientôt, elle arriva à le distancer un peu et se rapprocha de la case où elle vivait avec sa mère. Elle accéléra sur les derniers mètres et se jeta presque sur la porte de sa maison.


- N’nan eeeeh, sabari daa yèrè, Djo-djan bé bori la n’cô ooh

(Maman eeeeh, ouvre s’il te plaît, Djo-djan me poursuit ooh)


Quelques secondes plus tard, sa mère lui répondit :


- Ti tchèè fè ! (Va chez ton mari !)


- N’gna tchèè ? (Mon mari ?)


- Ismaël !


Elle ouvrit les yeux de surprise et prise de panique, tambourina une fois de plus sur la porte mais sa mère ne lui répondit plus. Elle frappa ensuite chez la coépouse de sa mère, chez son père et sa cousine mais tous lui répondirent la même chose : Va chez Ismaël, ton mari !


Djaba, refusant de céder, s’apprêta à ressortir pour aller frapper chez des voisins quand elle vit par dessus les cases de sa famille, la tête du masque qui passait.


« Djo-djan, djo-djan, djo djo djan djan n’nan ni djaba lé tôgô laaa »


Sans plus y penser, elle courut vers la case d’Ismaël qui, Dieu faisant bien les choses, se trouvait juste quelques mètres derrière celle de sa cousine.


Elle frappa de toutes ses forces contre la porte et vit la lumière s’allumer dans la case :


- Ismaël ! Ismaël ! Sabari, daa yèrè, Djo-djan bé bori la n’cô ooh !

(Ismaël ! Ismaël ! Ouvre s’il te plaît, Djo-djan me poursuit oh)


- Djaba ?


- C’est moi ! Ismaël, laisse-moi entrer je t’en prie !


- Mais… et tes parents ?


- Ils disent… woyoooo Ismaël, ils m’ont chassée ! Que de venir chez mon mari


- Et c’est moi, ton mari ? Tu m’as dit non quand je t’ai demandée en mariage


- …


- Djaba ?


Avec horreur, elle vit le masque dépasser la case de sa mère. Il ne courait plus mais s’approchait plutôt doucement, comme un prédateur qui admire sa proie avant de la dévorer.


- Je n’aurais pas dû dire non ! Ismaël !


- Tu dis ça, parce que tu as peur !


- Non, je dis ça parce que le masque… parce que la peur me donne le courage d’admettre que c’est toi, la meilleure option pour moi !


- Alors dis-le, Djaba. Dis-le, parce que si tu passes la nuit dans cette case, je te considèrerai comme ma femme


- Ismaël !


- Djaba !


- M’bi fè. Mon mari, m’bi lé lé fè ! (Je te veux ! Mon mari, c’est toi que je veux !)


Elle attendit quelques secondes mais rien ne se passa. Puis son cœur sembla s’arrêter quand le masque dépassa la case de sa cousine, se pencha vers elle et tendit le bras pour la saisir.


Elle ferma les yeux, refusant de voir ce qui se passait quand soudain elle sentit la porte derrière elle s’ouvrir et deux bras solides la tirer à l’intérieur. Juste au moment où les doigts de Djo-djan lui effleuraient le cou...


La légende dit que Djaba était la plus belle jeune femme d’Odienné, à l’époque. Mais elle dit également, que le lendemain de cette nuit-là, Djaba ressortit heureuse de la case d’Ismaël, avec un gros ventre de six mois où grandissait déjà leur enfant.


Alors, que croire…

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