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  • Photo du rédacteurSakina Traoré

12 000 kilomètres

Si je ne me souviens pas de mes premiers pas, je me souviens de tous les kilomètres que j’ai parcourus depuis mes 5 ans.


D’abord, il a fallu marcher tous les matins et tous les soirs pour aller au puits du village et au champ. Je me tenais aux côtés de ma mère, comptant nos pas pour oublier la douleur de ces marches trop longues pour mes petits pieds.


J’ai ainsi marché 3 kilomètres chaque jour, jusqu’à mes 10 ans. Jusqu’à ce que papa m’annonce que mes marches ne me mèneraient plus au champ chaque matin, mais dans un endroit où je gagnerais quelque chose d’inestimable pour ma vie.


Papa avait décidé que j’aille à l’école pour apprendre à lire, écrire et compter. Alors chaque jour, dès mes 10 ans, j’ai parcouru à pieds les 2 kilomètres qui séparaient notre modeste case de l’école du village.


Maman me disait tous les matins, combien j’avais de la chance d’accéder au savoir et que bientôt, si j’étudiais bien, je pourrais m’en aller du village et avoir une vie meilleure. 4 kilomètres par jour d’école pendant 5 ans. Voilà ce que j’ai parcouru avec mes pieds écorchés pour aujourd’hui savoir lire, écrire et compter.


Et pendant ces cinq années, je me suis intéressée à la lecture. Je dévorais comme une affamée les livres au programme et marchait 1 kilomètre de plus chaque jour, pour aller emprunter des livres à Madame Wassawaney, la seule femme du village qui ait été en ville et qui savait lire, écrire et compter.


Lire m’a permis de sortir du village à chaque fois que ma réalité devenait trop monotone ou que j’avais envie d’aventure sans bouger. Je lisais, j’apprenais, je riais, je m’ouvrais au monde et lui en retour, partageait ses mystères avec moi à travers les mots.


Quand j’ai eu 15 ans, je savais donc lire, écrire et compter. J’avais même eu la chance de lire une trentaine de livres venus d’ici et d’ailleurs. Papa a donc décidé que l’école n’avait plus rien à m’apprendre et que je devais commencer une autre étape de ma vie.


Ce jour-là, j’ai parcouru mes derniers kilomètres vers chez Madame Wassawaney pour lui rendre ce que je lui avais emprunté de livres. Si je savais ce qui m’attendait au bout de ma marche vers la maison, peut-être me serais-je cachée sous son boubou afin que jamais personne ne me retrouve.


Je suis rentrée chez moi, sereine et intriguée par ce que papa avait en tête pour moi après l’étape des bancs. Dès mon arrivée, je crois que mon cœur a compris avant que mon cerveau ne se fasse à l’idée de ce que mes yeux voyaient.


Dans la cour de la maison, des vivres étaient entassés. Plus de nourriture que je n’en avais jamais vue dans ma petite vie. Juste à côté, étaient posés ce qui me semblaient être des vêtements. Papa, entouré de 3 hommes dont le plus âgé devait avoir au moins 10 ans de plus que moi, tenait une enveloppe dans la main.


Je m’apprêtais alors à filer dans ma chambre quand ma mère posa une main dans mon dos. Je me retournai pour tomber sur son sourire. Un sourire jaune et désolé, qu’elle ne m’avait jamais adressé auparavant.


Quelques heures après cette scène, je me retrouvai encore à marcher sur la grande route du village. Ma main, cette fois, était enfermée dans celle de celui qui m’avait été présenté comme mon époux.


Papa avait dit « tu sais lire, écrire et compter. Maintenant, tu dois te marier ». Maman m’avait entraînée dans l’arrière cour et m’avait regardée me doucher avant de me passer ma tenue du jour. Il n’y aurait pas de fête, pas de cérémonie particulière. Dans ma coutume, une jeune femme était mariée dès lors que son père acceptait la dot de son prétendant. Aussi simplement que cela.


Alors j’ai ravalé les larmes qui se débattaient pour inonder mes joues. J’ai ravalé mes larmes et j’ai suivi mon « mari » hors de la cour familiale. Un des hommes venus avec lui nous devança avec une brouette dans laquelle se trouvaient toutes mes affaires. Son oncle lui, resta avec ma famille puisqu’il habitait notre village. Nous, nous allions à Komborodougou comme ma mère m’avait dit. Le village d’à côté. A pieds.


Ma main serrée dans celle de mon époux, comme celle d’une enfant qu’on traîne vers sa punition, je passai en revue tout ce qui venait de se passer sans pouvoir y croire. J’avais naïvement cru que, comme mon père avait reconnu l’importance de l’éducation scolaire, il reconnaîtrait également celle de mon consentement dans un mariage… que nenni.


J’étais triste, déçue et par-dessus tout épuisée, de ces marches incessantes. Nous marchions depuis environ 5 kilomètres quand j’ai vu que nous approchions du pont du village. Je me souvins alors de l’histoire de Ganam, l’héroïne du premier livre que m’avait prêté dame Wassawaney.


Ganam, celle qui s’était enfuie de son village pour retrouver la ville, afin d’échapper à un mariage forcé. Ganam, celle qui avait farouchement dit NON à un destin qu’elle n’avait pas choisi. Ganam, mon héroïne préférée.


Mon « époux » lâcha ma main à cet instant là, comme si les Dieux avaient approuvé l’idée qui m’était venue en tête quelques secondes plus tôt. Il se mit à fouiller frénétiquement dans sa banane à la recherche de je-ne-sais-quoi et je sus que là était ma chance de choisir pour moi-même.


Mes pieds se mirent automatiquement à avaler les derniers mètres qui nous séparaient du pont. Derrière moi, j’entendis « Halimat ! Halimat, reviens ici ! ». Mais j’avais décidé.


J’avais décidé que mes pieds ne me mèneraient désormais que là où je voudrais aller. J’avais décidé que les prochains mètres à parcourir seraient en hommage à ma liberté. Ma liberté de penser. De choisir. De vivre.


Je courus aussi vite que possible et retint mon souffle au moment de sauter du pont. La descente, loin d’être effrayante, m’insuffla un sentiment de bonheur indicible. Je me mis à rire, plus fort que jamais auparavant, et juste au moment où l’eau toucha mon corps, je me souvins que je ne savais pas nager.


Mais je m’en foutais éperdument. J’avais choisi.


Après 12 000 kilomètres parcours en 15 ans, je m’étais offert 500 mètres libérateurs.

Et ils valaient TOUT.

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